Pour financer ses études de droit, en 1917, il entra sur recommandation de son père au cabinet du préfet de l'Hérault. Après l'intermède de la Grande Guerre, démobilisé en octobre 1919, il arrive à Béziers le 1er novembre et reprend son poste auprès du préfet dès le 4 novembre. L'arrêté de nomination est ainsi libellé :
M. Moulin Jean est nommé attaché au Cabinet du préfet, à dater du 4 novembre 1919.
À Montpellier, le 29 novembre 1919,
Le Préfet,
[signé] Linarès
Ce grade lui vaut une indemnité de 200 francs par mois qui seront les bienvenus pour financer en partie ses études, dans cet après-guerre où la vie se renchérit sans cesse.
L'apprentissage sérieux du métier commence. Il n'a que vingt ans et quelques mois, mais il participe diligemment aux activités du cabinet préfectoral.
À la préfecture, on est content de lui. À la fin de l'année 1920, son préfet, M. Lacombe, le nomme chef adjoint de cabinet avec un traitement de 7 000 francs par an. C'est une belle promotion pour un étudiant !
Jean termine sa licence de droit en juillet 1921. Le préfet Lacombe, qui apprécie son travail, rédige sur lui la note suivante :
[...] M. Moulin est en fonction au cabinet de la préfecture de l'Hérault depuis bientôt quatre ans.
Il a donné des preuves de dévouement, d'activité, de tact et d'un esprit politique avisé. Il est du reste le fils d'un conseiller général de Béziers, très républicain, jouissant dans l'assemblée départementale d'une considération méritée et d'une influence justifiée par ses capacités et son dévouement au bien public.
Fera assurément un bon sous-préfet, dès que ses études de droit seront terminées.
[signé] Lacombe
Son ancien secrétaire général à la préfecture de l'Hérault, M. Mounier qui, après avoir fait ses débuts de préfet en Corse, vient d'être nommé à Chambéry, est depuis longtemps très désireux de le prendre auprès de lui comme chef de cabinet. C'est le 10 mars 1922 qu'il prend le train pour Chambéry et s'installe dans l'appartement qui lui est alloué dans la partie moyenâgeuse de la préfecture, ancien château des Ducs de Savoie.
C'est une promotion flatteuse pour ce jeune homme à peine âgé de 23 ans. Malgré son jeune âge, Jean Moulin va conquérir à Chambéry l'estime générale et s'y faire de très bonnes amitiés.
Mais dès 1925, il aspire à plus de responsabilités et exprime son désir d'avancement. Son père espéra un instant qu'il y aurait un poste vacant dans l'Hérault, mais Jean Moulin n'y tenait pas trop, craignant d'y être la proie de multiples sollicitations qu'il aurait du mal à satisfaire. Tandis qu'Antonin active quelques relations parmi les parlementaires de l'Hérault, le préfet de Chambéry et deux parlementaires de Savoie appuient auprès du ministère sa demande de nomination. C'est ainsi qu'il obtient le poste de sous-préfet d'Albertville qui vient de se libérer.
Le décret de sa nomination à Albertville date du 26 octobre 1925, publié au Journal Officiel du 28. Il s'installe dans son nouveau poste le 20 novembre. Il a alors 26 ans et est le plus jeune sous-préfet de France.
L'arrondissement d'Albertville est le plus vaste du département. Il englobe notamment toute la vallée de la Tarentaise, d'Albertville à Val d'Isère, ainsi que le massif du Beaufortain et le val d'Arly, et comprend de vastes zones de haute montagne. Ainsi, au carrefour de la Maurienne et de la Tarentaise, non loin de Megève, Albertville, petite ville de 6 500 habitants lui offre de grandes possibilités d'excursions et de sports de montagne.
S'il se réserve de régler personnellement les affaires importantes ou épineuses, il peut déléguer les affaires courantes à un excellent secrétaire général. Il a ainsi plus de loisirs qu'au cabinet du préfet et peut nouer de nouvelles amitiés, notamment avec quelques officiers des chasseurs alpins, pour pratiquer plus intensément l'escalade et le ski. Mais c'est avec Pierre Cot, un autre passionné de montagne et de ski, qu'il nouera la plus profonde et plus durable amitié.
Il suit de près la campagne pour les élections législatives de 1928, tant en Savoie que dans l'Hérault. À ce sujet, il écrit à son père :
Ici Borrel est toujours en excellente posture et nous espérons qu'il passera au premier tour.
À Chambéry-Nord, un jeune et brillant avocat du barreau de Paris, Cot, originaire du canton de Chamoux, mène la vie dure à Delachenal.
Sa fonction l'amène à présider plusieurs inaugurations, de nombreux monuments aux morts de la Grande Guerre, le pont Chamberlin à Brides-les-Bains, La piscine de Salins-les-Thermes, la route d'accès à Fontaines-le Puits dans la Vallée de Belleville... Dans cette même vallée, les habitants de Saint-Jean-de-Belleville témoignèrent de la présence et de l'action de Jean Moulin dans la lutte contre l'incendie qui détruisit une trentaine de maisons du village et fit une centaine de sinistrés sans abris.
Dès la fin de 1928, il se préoccupe de son avancement. Au cours de l'année 1929, il multiplie visites et démarches auprès de ses amis et des parlementaires de l'Hérault et de Savoie qu'il sait bien disposés à son égard. En cette fin d'année 1929, il est maintenant un homme qui connaît bien son métier, ferme dans ses convictions républicaines, désireux de bien servir son pays, mais aussi ambitieux et conscient de sa valeur d'administrateur. Un espoir de mutation se dessine. Il s'agit de la sous-préfecture de Châteaulin, dans le Finistère, où un député Radical, Charles Daniélou, ministre de la Marine marchande, soutient sa candidature.
Sa nomination à Châteaulin est publiée au Journal Officiel le 8 janvier 1930. Il quitte Albertville le 26 janvier et part de Chambéry vers la Bretagne le 28 dans son Amilcar à laquelle il a fait ajouter une capote en prévision de la pluie. Il arrive à Quimper le 1er février puis à Châteaulin le 2.
Il s'installe dans sa nouvelle sous-préfecture, modeste bâtiment sur le quai de l'Aulne sans gaz ni salle de bains. Il fait la connaissance de son jeune secrétaire, Jean-Baptiste Lucas, dont son prédécesseur lui a dit beaucoup de bien. Il découvre son arrondissement, Camaret, la presqu'île de Crozon et bien sûr Locronan, fief de Charles Daniélou, village pittoresque ou furent tournés plusieurs épisodes des Trois Mousquetaires. Il rencontre le Docteur Lancien, maire de Carhaix, président du conseil général du Finistère, sénateur et questeur, qui selon Jean Moulin mène à peu près toute la politique républicaine du département.
Si son séjour en Bretagne est un tournant dans sa vie artistique (voir notre chapitre « L'Artiste / En Bretagne »), il ne néglige pas son travail. Son arrondissement est calme, sauf bien sûr en période d'élections ! Aux élections législatives de 1932, il soutient auprès des maires la candidature du maire de Locronan, Charles Daniélou, qui est devenu son ami. Ceci déplait fortement à André Tardieu, alors président du Conseil, qui a pris nettement position contre Daniélou. Aussi, entre les deux tours des 1er et 8 mai, il fait convoquer et retenir Jean Moulin à Paris. Voici ce que Jean écrit à son père :
Pendant qu'à Béziers tu soutenais la politique de M. Tardieu, ce même Tardieu voulait bien s'intéresser personnellement à ma modeste personne. N'ayant pu avoir la peau de Daniélou (qu'il avait juré d'avoir), il a voulu assouvir sa petite vengeance sur son sous-préfet. C'est pourquoi j'ai été convoqué par le ministre de l'Intérieur qui m'a reçu en personne ce matin.
C'est un homme charmant qui a été extrêmement gentil avec moi et qui m'a paru très peiné qu'un homme de la valeur de Tardieu s'abaisse à de pareilles mesquineries.
Il m'a approuvé pleinement pour mon attitude et m'a seulement demandé de rester à Paris jusqu'à samedi.
Je n'ai prévenu personne à Châteaulin pour que mon départ ne puisse servir d'argument ni à un parti ni à un autre. Je n'ai vu, d'autre part, aucun parlementaire avant ma visite au ministre, pour ne pas avoir l'air de faire du chantage. Je n'ai qu'à m'en féliciter, étant donné l'attitude particulièrement amicale du ministre de l'Intérieur à mon égard…
À la fin décembre 1932, il est appelé au poste de chef-adjoint de Cabinet par Pierre Cot qui vient d'être nommé sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères. Fin janvier, à la chute du ministère, Jean Moulin retrouve son poste de Châteaulin où il reprend ses habitudes bretonnes. Mais en mai 1933, un parlementaire de Haute-Savoie, Jacquier, fait auprès du ministère de l'Intérieur une démarche, à son insu, pour l'avoir dans son département, à la sous-préfecture de Thonon-les-Bains. Jean Moulin dit à ses parents s'être laissé tenter !
Jean Moulin est nommé à Thonon-les-Bains par un décret du 18 mai 1933 publié le lendemain au Journal Officiel. Il prend son poste le 10 juin dans une sous-préfecture qu'il juge tout à fait confortable. Dès le 17 juillet, il annonce à ses parents que Pierre Cot souhaite l'avoir auprès de lui comme chef de Cabinet. La chose se concrétise début octobre, mais Jean, mis en congé de l'Intérieur, conserve le poste de Thonon-les-Bains, sage précaution sous cette IIIe République aux ministères instables.
Par décret publié au Journal Officiel du 23 janvier 1934, il est rattaché à la préfecture du Loiret - sous-préfet de Montargis, non installé - puis rattaché à la préfecture de la Seine par décret du 20 février publié au Journal Officiel du 22. Mais c'est bien Thonon-les-Bains qu'il rejoint en compagnie de Pierre Cot après la crise du 6 février 1934, avant un repos de quelques jours au Tyrol.
Il est nommé secrétaire général de la préfecture de la Somme par décret du 19 mai 1934 publié au Journal Officiel du lendemain. Il se présente au préfet le 2 juin et rejoint son poste début juillet.
Ici il ne chôme pas, car il doit souvent suppléer à la carence de son préfet, de santé déficiente. Il fait ainsi un bon apprentissage de son futur rôle de préfet et de conciliateur. C'est ainsi qu'il intervient en août 1934 à l’usine de tissage Saint frères de Flixecourt, puis en juin 1935 à l’usine de bonneterie Bouly à Moreuil, pour calmer les conflits. On constate que dans chaque cas, Jean Moulin a pour première préoccupation le maintien de l’ordre, mais qu'ensuite il use de son autorité, auprès des dirigeants de l’entreprise comme auprès des délégués syndicaux, afin que satisfaction soit donnée aux justes revendications des salariés et que le travail puisse reprendre.
Bien que toujours officiellement secrétaire général de la Somme, il sera rappelé au ministère de l'Air sous le Front Populaire le 5 juin 1936 (voir notre chapitre « Dans les ministères »), puis nommé préfet de l'Aveyron le 26 janvier 1937 (voir notre chapitre « Le jeune préfet »).